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Balises
La photographie - qui ne l'avait pas remarquédéploie
deux effets antinomiques. Elle est tout à la fois prescriptive
et neutralisante. La première action était déjà
d'ancienne date propre à la peinture. Les toiles de Corot,
par exemple, en disent si long (avec tant d'art) sur la lumière
de Rome qu'un promeneur sur les Bord du Tibre reconnaît tout
d'abord le peintre français dans le spectacle qui s'étend
devant lui. Le regard est dirigé, "formaté"
par la culture. Le second effet est plus récent: la neutralisation
tient au flot même des images qui se déversent sur
l'homme moderne. Qui, à force de tout voir, ne (re)garde
plus grand chose. En quelque sorte, la photographie nous guide et
nous emmène perdre, comme on disait au temps des contes.
Mais il "suffit" d'un peu de vertu critique (de la part
du regardeur) et de quelques effets de l'art (du côté
du performateur), pour que la photographie capte l'oeil sans le
désensibiliser ni le brider.
C'est là sans doute ce à quoi Gérard
Pétremand fait appel dans sa série des "Balises".
Scrutant sa ville natale, le photographe voit d'avantage (différemment
aussi) que le promeneur ordinaire - et s'appuie pour le transmettre
sur deux artifices techniques.
Il cadre son sujet (dans un assez grand format de 103
x 128 cm.) et recourt à une qualité de film qui met
les couleurs à l'effet, selon l'expression du XVIIIe siècle.
Le cadrage concentre et le film outre légèrement.
C'est toute la différence d'avec l'attention flottante du
passant qui égalise les teintes dans son esprit et n'organise
jamais focale, perspective et champ dans un tableau conscient. Cette
double opération d'art constitue donc le spectacle de la
ville (puisqu'il s'agit de lui) en signe(s), c'est-à-dire
en une réalité qui rejaillit sur le réel sans
le traduire directement, mais pour le commenter, l'interpréter
sous couvert d'un "effet de réalité" (forcément
inconnue).
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Et tout à coup on voit. Une rue, des poteaux,
un carrefour, des flèches, des panneaux, des véhicules
(toujours immobiles), des signaux, des troncs, des affiches, des
barrières, des inscriptions - bref, une plantation de verticales,
ancrées au sol, éclatant comme autant de barres de
scansion et de facettes, tout un peuplement qui s'étage dans
la profondeur sans jamais rejoindre le ciel. Cette "animation"
(comme on dit en parlant des macchiette, des taches, pour désigner
les petits personnages qui expriment la vie dans les vénitiennes
vedute du siècle des Lumières) reste à hauteur
d'homme, mais sans âme à l'horizon.
Allures verticales, grilles à portée
de main. Les innocents "pépiniéristes" de
l'aménagement urbain disposent les indications contradictoires
mais solidaires de signes en fait horizontaux, absurdes dans leur
multiplication, leur équivalence. Et de cette forêt
où bornes, arbres et candélabres s'individuent mal,
Gérard Pétremand, parceque sa sélection n'est
pas innocente, se garde bien de faire jaillir la cathédrale
ou le repère signalétique qui transcende.
En revanche - est-ce une vraie consolation? - pas de
grisaille dans les fourrés de cette Babel urbaine où
chacun peut choisir ses messages sans lever la tête! Plutôt
un chromatisme inhabituellement vif, des couleurs devenues choses,
comme livrées par l'industrie du plastique, celle qui sait
si bien produire du même. Comme justement on croit le reconnaître
à travers toutes ces vues photographiques? - elles-mêmes
en accord avec l'espoir que l'inlassable répétition
d'un om (photographique) transforme les démarches formelles
en exercices spirituels.
Rainer Michael Mason
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