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Topiques
Les photographies rassemblées
par Gérard Pétremand sous le titre «Topiques»
sont une représentation essentiellement paradoxale du territoire
urbain. La réalité des villes s’y trouve transformée
par une étrange expérience du regard, happée
dans des images où les notions d’échelle, de
distance, de succession des plans sont complètement bouleversées.
Le regard qui cherche à se fixer sur un objet est immédiatement
dévié vers un autre, puis comme diffracté vers
tous les points de la photographie; la ville acquiert une nouvelle
substance, de pures couleurs et formes. L’aller-retour constant
et assez désordonné que notre regard effectue d’un
niveau à l’autre, du réel représenté
à la surface proprement formelle de l’image photographique,
établit une dynamique de transformation - et nous sommes
soudain transportés dans un espace virtuel.
Gérard Pétremand
mène depuis plusieurs années des recherches visuelles
sur le paysage urbain, concentré depuis deux ans sur la périphérie
des villes européennes ou américaines, au gré
de ses voyages. Du sud de la France à Sarajevo, en passant
par la Finlande, la Suisse et la Silicon Valley, ce sont toujours
les mêmes bretelles d’accès routier, les mêmes
hangars, les mêmes rails, les mêmes immeubles, les mêmes
chantiers qui émaillent ses images de leurs constructions
colorées. A la différence de nombreux travaux à
visée documentaire, le véritable centre de gravité
des images de Gérard Pétremand est proprement photographique;
il réside dans le travail sur la profondeur de champ, qui
installe des zones floues et des zones nettes dans l’image,
indépendamment d’une échelle linéaire
des distances; chaque plan peut être à la fois flou
et net, le regard est littéralement promené dans l’espace
de l’image selon un parcours sinueux et aléatoire,
sans aucun rapport avec un parcours physique possible dans l’espace
représenté; d’où cette impression très
étrange d’avoir affaire à des maquettes que
nous éprouvons immanquablement. Le paysage familier devient,
une fois photographié, complètement virtuel. Comme
si l’espace continu et construit du monde tel que nous le
connaissons et l’éprouvons se fractionnait en niveaux
ou en zones de nature essentiellement différentes, mais contiguës
et entrelacées. Comme si l’image photographique actualisait
des espaces virtuels, révélait une géographie
potentielle dans l’espace familier.
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Ce travail de révélation
est sans doute le travail même de la photographie, qui fait
advenir des images dans un mouvement de capture et de restitution
qui relève toujours de l’abstraction. Gérard
Pétremand tient avec «Topiques» le pari de joindre
une multitude de perceptions très contemporaines de la ville,
liée essentiellement à la notion de mouvement. Le
paradoxe réside ici dans l’impression que les lieux
photographiés sont des maquettes, des objets fixés,
collés, de purs artefacts, bref le contraire même d’un
espace de vie où les corps se déplacent - mais qu’en
même temps ces espaces virtualisés obligent à
un incessant mouvement du regard, métaphore d’une circulation
tous azimuts. La ceinture des villes d’aujourd’hui est
bel et bien ce lieu de transit, de passage, de mouvements incessants,
et les photographies de Pétremand en font état simplement,
sans aucune pesanteur discursive ou critique. Mais ce mouvement
de la vie urbaine est aussi devenu celui de notre regard, formatté
par la vidéo, en balayage perpétuel, scannant pour
ainsi dire l’environnement pour y décrypter les signes
de reconnaissance. Avec les images de Gérard Pétremand,
le mouvement du regard n’est pas arrêté ou analysé,
il est dévié et emporté vers les limites toujours
fuyantes entre le monde et son image. Cette fusion de plusieurs
approches simultanées du territoire suburbain n’a rien
de sophistiqué dans les images de «Topiques».
Elle ne demande aucun trucage, aucune retouche a posteriori, aucune
intervention des technologies de l’image virtuelle - et c’est
dans cette simple opération photographique que résident
la puissance d’attraction et la richesse des images de Gérard
Pétremand. Il n’y est pas question d’imiter par
la photographie les effets de l’imagerie virtuelle, mais d’intégrer
à la pratique proprement et purement photographique un regard
renouvelé, dynamique et totalement contemporain sur notre
environnement. Les images de «Topiques» se tiennent
à distance de la photographie documentaire et de la photographie
formelle, et c’est précisément parce qu’elles
englobent plusieurs genres et se réclament de plusieurs appartenances
qu’elles relèvent véritablement d’un art
d’aujourd’hui.
Lysianne Léchot Hirt
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